La fille du trottoir

«…Lors du premier semestre, chacun de vous est appelé à reproduire en sculpture un modèle qu’il choisira dans le lot disponible au magasin. Il y travaillera pendant tout le semestre et soumettra son produit à l’évaluation d’un jury composé de trois enseignants. Je vous prie de prendre soin des modèles qui vous seront prêtés car ils sont fragiles et nous coûtent chers... »Deux jours après cette première rencontre avec le professeur de sculpture, chaque étudiant était fixé sur un choix à l’exception de Samia qui n’a été intéressée par aucun des modèles proposés.
Samia est la fille du quartier où se trouve l’Institut des beaux arts. Elle a grandi dans sa place dont elle garde des souvenirs, des images, des émotions, des peurs et des bonheurs. Le quartier était concentré autour de cette belle place entourée de cafés-bars, avec des terrasses étendues sous l’ombre d’arbres géants faisant fonction de parasols, et animée des cris des vendeurs de merguez grillés. Rien ne prédestinait cette place à devenir un carrefour de peintres et d’artistes, sauf peut-être ses arbres géants qui leur servaient d’atelier en plein air.
Le mode de vie de ces peintres ne laissait personne indifférente. Les riverains étaient partagés entre l’admiration de leurs tableaux et de leur esprit de liberté et la méfiance de leur vie de bohémiens. Mais tous les habitants étaient convaincus que la réputation de leur quartier et son attrait tiennent beaucoup à ces peintres. Le quartier coulait malgré tout une vie paisible et originale dont ses habitants étaient fiers. Ils racontaient à leurs visiteurs les anecdotes des uns et des autres avec beaucoup d’ajouts au point de ne plus discerner le réel de l’imaginaire.
Samia a eu la chance de connaître quelques uns de ces peintres et certaines des histoires du quartier. Mais celle qui l’a le plus marquée est, sans nul doute, celle d’un garçon de café et de la fille du trottoir. Une altercation opposant ce garçon à une femme, qui fréquentait les peintres et dont il était amoureux sans réussir à la séduire, s’est soldée par la mort de la femme suite à un geste inconsidéré du garçon. Le garçon disparût du quartier et personne n’a jamais su ce qui lui est arrivé par la suite. La mort de la fille du trottoir était une grosse perte pour Samia. Elle lui était une amie et une sœur. Samia ne comprenait pas pourquoi beaucoup d’habitants rejetaient cette adorable femme qui venait parfois jouer avec elle, lui offrait souvent des bonbons et parfois même pleurer et se confier à elle malgré la différence d'âge entre elles.
Cet incident était la goutte qui a fait déborder le vase chez les hostiles aux peintres parmi les habitants du quartier. Depuis ce jour, le quartier fut pris par des changements rapides et profonds sans que personne ne s’y oppose. En dix ans, la place a perdu son âme. Se sentant indésirables et menacés, les peintres ont déserté le quartier, les arbres ont été arrachés et remplacés par des parasols portant des pubs de boissons gazeuses, les terrasses de cafés se sont rétrécies et beaucoup d’immeubles furent démolis. Au fur et à mesure qu’il changeait de look, le quartier changeait aussi d’habitudes et d’habitants. Samia, qui avait dix ans, assistait impuissante à ces changements. N’éprouvant plus d’envie de sortir jouer avec ses amis sur la place, elle s’est retranchée dans la maison et s’est mise à reproduire toute chose qui disparaissait du quartier sur le papier avec ses crayons de couleur.
Deux décennies plus tard, le quartier était devenu ordinaire et ne faisait plus parler de lui. Personne ne semblait s’inquiéter de son sort y compris les quelques habitants qui y sont restés. Mais alors qu'on le croyait voué aux oubliettes et qu'on considérait son destin irréversiblement scellé, voilà qu'apparut tel un sauveur mythique un enfant du quartier qui ne vivait plus là-bas depuis plus d’un demi siècle. Personne ne savait que le quartier a donné à la France l’un des ses hommes politiques les plus illustres de ce début de siècle. Il a fallu que ce politique français natif du quartier lui rende visite et s’émeuve des transformations qu’il a subies pour que le destin du quartier bascule. Ce fils prodige du quartier décida de créer une association pour sa réhabilitation. En peu de temps, il a réussi à mobiliser les gens et à collecter de grosses sommes d’argent. L’une des premières actions entreprises fut la création de l’Institut des beaux arts dans l’enceinte de l’ancienne école catholique en hommage à ses peintres dispersés telle une diaspora ethnique. Les gens du quartier sont très reconnaissants à leur fils. Ils suivent, depuis, l’actualité politique française de près en espérant le voir un jour Président de la France. Ils pourraient alors se targuer d’avoir donné à la France et aux français un des leurs pour les gouverner.
Samia, très contente de cette renaissance inespérée du quartier n’a pas hésité à abandonner ses études de troisième cycle de droit pour se présenter au concours d’entrée à l’Institut après avoir dépoussiéré ses dessins.
A la fin du semestre, tous les étudiants ont défendu leurs travaux devant un jury, avant de prendre congé des études et partir en vacances d’hiver. Une seule absence fut enregistrée, celle de Samia qui n’avait ni emprunté de modèle, ni travaillé avec ses camarades dans l’atelier de l’Institut, ni déposé de produit. Le jury était unanime à lui accorder la note fatale.
Le prof de sculpture, ce français d’origine tunisienne et dont le recrutement a été recommandé par l’homme politique parrain du quartier, attendait impatiemment ces vacances d’hiver pour entamer un projet artistique piloté par l’association de sauvegarde du quartier. Sans perdre de temps, il est venu, dès le premier jour des vacances, s’attabler à la terrasse du plus vieux café de la place pour procéder à des repérages. Mais qu’elle fut immense et foudroyante sa surprise.
Se croyant dans un cauchemar, il se frotta longuement les yeux avant de les rouvrir. Mais la sculpture était toujours là, le regardant d’un air moqueur et triomphateur. Il ne s’est même pas rendu compte de la présence du garçon qui attendait sa commande. Constatant la stupeur et l’absence de son client, le garçon lui expliqua que c’est une étudiante de l’Institut des beaux arts qui a réalisé cette sculpture il y a quelques jours.
Samia n’avait pas perdu son temps à chercher un modèle. Sans prévenir ni son prof, ni le propriétaire du café, elle passa à l’exécution de son projet faisant fi des réactions des clients. Réticent au départ, le propriétaire a laissé faire lorsqu’il a constaté une nette augmentation des clients et des recettes. En quelques semaines, la fille du trottoir commençait à resurgir de cette grosse pierre de calcaire, vestige hérité de la belle époque du quartier, pour se redresser là où elle s’est écroulée il y a vingt cinq ans.
Le prof renonça vite à ses repérages et se dirigea à l’Institut où il a réuni ses collègues du jury pour leur parler de ce qu’il a vu. Il a réussi à les convaincre d’aller examiner l’œuvre et de repêcher Samia. Les collègues ont donné leur accord à condition de convoquer Samia pour l’entendre défendre son travail. A la rentrée, Samia n’a pas repris les cours. Elle n’a pas non plus répondu à la convocation du jury.
Sans perdre l’espoir de rencontrer Samia et de l’entendre, le prof de sculpture allait chaque soir contempler la statue à travers les vitres du bar à côté. Il passait son temps à interroger le garçon du café sur Samia. Celui-ci lui fit savoir que c’est une fille du quartier qui a préféré rester seule dans sa maison natale que de déménager avec sa famille dans une nouvelle cité huppée à la banlieue. D’après le garçon, la statue ne peut être qu’un hommage à la fille du trottoir tuée par un garçon qui travaillait dans ce même bar. Une amitié sincère s’est scellée entre le prof et le garçon du café. Celui-ci trouvait en la personne du prof un client idéal qui paye chaque bière à son tour, qui offre un « pour-boire » généreux, qui ne fait pas de disputes et dont les esquisses à main levée qu’il traçait sur son carnet lui plaisaient beaucoup.
L’année universitaire tirait à sa fin et Samia ne réapparaissait toujours pas à l’Institut. Le prof, qui n’en pouvait plus de cette absence énigmatique, avait de plus en plus du mal à cacher son anxiété et à maîtriser son excitation. Il s’est mis à éviter les gens et séchait même quelques cours. Il buvait chaque soir encore plus que la veille
Ce soir là, le prof quitta tard son atelier. A sa sortie, il n’a pas pu s'empêcher de jeter un coup d’œil sur la statue. La fille du trottoir le narguait toujours du même regard moqueur et triomphateur à travers les gouttes de pluie luisantes sous la lumière de la rue. Une flaque d’eau commençait à prendre place autour de la statue. Il se dirigea tout droit vers le bar d’en face et commanda une bière que le garçon lui servit avec quelques olives salées. Le bar était totalement vide ; mais la pluie qui ne cessait de s’accentuer empêchait le garçon, resté seul au service, de fermer le bar pour rentrer. Heureusement qu’il y avait le prof pour lui tenir compagnie. Celui-ci ouvrit son carnet et y posa son crayon et d’un seul souffle avala son premier verre ; puis il se mit à ingurgiter la bière sans se contrôler en gardant le regard fixé sur la statue à travers les vitres. La pluie battait son plein ne donnant aucun indice d’essoufflement.
Le garçon était occupé à essuyer quelques verres, quand le prof quitta le bar sans dire bonsoir. Son carnet était encore sur le comptoir, et le garçon aperçut l’esquisse de la fille du trottoir à laquelle le prof avait greffé un tchador autour de la tête.
Le garçon rangea le carnet dans son tiroir et se mit à observer le prof qui traversait la place en direction de la statue.
Arrivé à deux mètres de la statue, il se pencha pour ramasser un bar de fer et d’un coup ferme digne d’un golfeur, il faucha la pierre de calcaire. La statue fut décapitée comme par un coup d’épée et sa tête dégringola dans la flaque d’eau. Le prof, surpris du résultat de son geste, resta figé, les jambes écartées et les yeux grand ouverts face à la statue sans tête. Puis il fut pris par une crise de faux-rires qui dura quelques minutes.
Craignant le pire, le garçon du bar accourut à la rescousse de son ami le prof. Il le secoua fortement et lui tendit la tête de la statue maculée de boue. Le prof murmura «Cette fois-ci, je l’ai tuée pour sauver Samia. »

Jalel Rouissi
Manouba, le 10 juin 2003

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